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COMMENT ARTICULER THÉORIE ET CRÉATION ?

C'est la question qui aura traversé deux années de master Lettres mention création littéraire de l'Université de Cergy-Pontoise, tant par l'invite que nous en ont fait le corps enseignant que par ma volonté de m'approprier séminaires, cours et ateliers. Le but ultime : écrire une œuvre de fiction, sans savoir comment cet univers de la science universitaire allait infuser en moi.

Comment ce monde théorique s'arrime-t-il, d'une manière ou d'une autre, à la création littéraire ? Comment la nourrit-il ? La déstabilise-t-il ? La transforme-t-il ? Si, dans ma démarche, la théorie précède la création, c'est que j’avais espoir d'y puiser des forces nouvelles et, pour ainsi dire, inconnues de moi.

Je songeai alors à ce qui m'animait, lorsque je descendais pour ainsi dire au péril de ma vie - je dramatise un peu, déformation professionnelle - vers des pitons rocheux afin d'établir un poste d'observation d’oiseaux nicheurs ou de localiser une plante rare, missions requises par mon métier de naturaliste. J'étais vivante. Et consciente de l'être, dans le réseau d'un vivant plus vaste et interconnecté.

Avec ma longue-vue, je pointais l'aire de nichage du Faucon pèlerin. La femelle, ses poussins dissimulés sous son plumage, m'observait elle-aussi, avec le même grossissement dispensé par mon optique, grâce à une acuité visuelle deux fois supérieure à celle des humains. J'imaginais un narrateur embarqué dans le cerveau du rapace. La focalisation interne rendrait compte du saut du bord de la falaise puis du piqué de 150 km/h en direction d'un oiseau, dont la nuque serait fracassée en plein vol. L'arrivée au sol, la dégustation de la proie, lambeau de chair par lambeau de chair. Cette scène « naturelle » n'est pas si évidente. Les faucons, comme beaucoup d'autres êtres vivants, sont menacés par l'amenuisement de leur habitat.

 

Des animaux, courants au début du siècle dernier, sont devenus rares voire ont disparu du fait de la transformation des milieux naturels en milieux anthropiques. Ces mutations ont pris une telle ampleur que l'ère actuelle est qualifiée par certains d'anthropocène.

La littérature est, par essence, anthropique. Mais les récits par les hommes et pour les hommes sont traversés, depuis leurs fondations, par l'animal : la mythologie grecque et son bestiaire, la Bible et le serpent du péché originel, les fables animalières, plus récemment la littérature préoccupée de la condition animale...

 

Je souhaite, par mes recherches théoriques comme par ma pratique d'écriture, contribuer au mouvement de l'écopoétique qui visite ou revisite les œuvres littéraires à l'aune des enjeux environnementaux actuels. Je remercie par avance tous les lecteurs de ce site de descendre de la falaise avec moi, à la rencontre des différentes facettes du projet Bougainville.

L'ÉCOTONE : ZONE DE TENSION ENTRE THÉORIE ET FICTION

Vous entrez dans un point chaud de biodiversité

 

Si les écologues s'intéressent aux écotones et donc, entre autres, aux lisières, c'est que ces milieux ont la particularité de présenter une biodiversité plus forte que celle des deux écosystèmes dont ils sont la transition.

Ainsi, à l'Écureuil roux inféodé à la forêt mais qui vient se nourrir de noisettes dans la lisière, à la Couleuvre d'Esculape qui affectionne le soleil des prairies mais se réfugie en lisière quand la température est trop élevée, s'ajoutent les espèces venues d'autres milieux et trouvant dans l'écotone un espace où circuler, se nourrir ou nidifier comme la Bondrée apivore.

 

L'écotone littéraire s'offre donc comme lieu de rassemblement de textes qui, placés ailleurs, apparaîtraient comme hétéroclites. Car l'écotone n'est pas ce qui, en terme de typologie narrative, pourrait se nommer un « essai » même s'il y est par certains côtés apparenté, mais plutôt un texte en train de s'écrire, un exercice autotélique, nourri de fictions, de théories, d'autoréflexivité, d'expériences personnelles, de citations, sans souci de cette armature qui a été nécessaire à l'édification de la partie théorique comme de la partie fictionnelle.

 

 

Le réseau trophique de l'écriture : nourrir à bon escient

 

Quand on s'empare des théories littéraires ou des oeuvres des autres écrivains, on pense rarement à leur application dans son propre travail de fiction. Et lorsque l'on est embarqué dans le flot de l'écriture, on se raccroche rarement à la théorie. L'articulation se déroule, la majeure partie du temps, de manière inconsciente et c'est ainsi, je crois, que l'écriture garde son naturel et la théorie son sérieux.

Malgré tout, la nécessité est apparue de s'emparer d'un sujet dans l'objectif - hypothétique - d'alimenter mon écriture : la question du décentrement par le biais des animaux, pour faire ressentir ce que le père de l'éthologie, Jakob Johann von Uexküll, nommait leur Umwelt, c'est-à-dire leur monde propre de sensations.

J'ai ainsi traqué chez auteurs et théoriciens la présence de l'animal, dans la moindre des phrases tombées sous mes yeux depuis mon admission à l'université. Relevant chez Marcel Proust la haute densité de métaphores animales ou végétales comme ses descriptions de végétaux, animaux et paysages, j'ai songé à ce que serait une réécriture de La Recherche sans ces références. Un concentré de sociologie humaine rendue encore plus âpre par ce déshabillage ?

Et chez Georges Perec, en photo avec son chat dont la queue semble vouloir s'enrouler autour de sa barbe ou en être le prolongement, ne serait-il pas possible d'imaginer une extension de la disparition, sous le signe de laquelle l'oeuvre de l'écrivain est placée, à l'extinction massive des espèces animales et végétales en cours ?

 

Le climax

 

Mais n'y a-t-il pas le danger, dans le commentaire ou la réécriture de l'œuvre des autres, de se sentir dispensé de produire sa propre oeuvre ? Pour poursuivre la transposition de l'écologie vers la littérature, nous pouvons considérer la fiction comme un climax, c'est-à-dire ce point d'apogée résultat d'une succession d'étapes vers le point le plus stable étant données les conditions du milieu.

En l'absence de l'Homme, l'Europe serait couverte quasi intégralement de forêts, ponctuellement et localement détruites par les tempêtes, les crues et les incendies, retrouvant rapidement leur état de forêt après quelques temps sans ces perturbations.

En milieu tempéré, la prairie, on le voit, n'est pas une végétation stable et, sans l'intervention de l'homme et autres animaux, son devenir est de se boiser.

La principale difficulté est donc de ne pas se laisser coloniser par la théorie ou phagocyter par les autres romanciers, romancières, auteurs, auteures, arbres bien plantés dont le couvert porte son ombre...

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