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Un extrait du pastiche inspiré des Mythologies de Roland Barthes,

écrit à l'occasion de l'atelier de stylistique

mené par Pierre-Henri Kleiber.

L'EMPIRE VÉGÉTAL
(extrait)

Le végéta/rien/lien (ou le végéta/lien/rien) n'est plus celui qui assombrit l'ambiance carnassière et virile qui se créé autour d'une côte de bœuf frémissant sur le barbecue. Il est celui à qui on demande un conseil pour équilibrer son régime alimentaire. Celui qu'on loue pour sa mine éclatante. Celui qu'on admire pour sa mobilisation sur des sujets que la société a des difficultés à regarder en face.

 

Il est un éveilleur de conscience. Un lanceur d'alerte. Un visionnaire de la société idéale de demain. Un révolutionnaire. Il conteste, données nutritionnelles à l'appui, la suprématie des produits animaliers. Il témoigne, avec force vidéos, de la violence du traitement des animaux, en élevage comme en abattoir. Il défile, pancartes et poings levés, un masque de cochon sur la tête. Car il a le sens de la mise en scène. Il s'enchaîne à la porte des élevages. Il distribue des tracts à l'entrée des grandes enseignes alimentaires pour réclamer l'arrêt de la commercialisation des œufs de poules élevées en batterie ou l'arrêt de la commercialisation des œufs tout court. Il se grime en lapin ensanglanté devant les laboratoires de tests pharmaceutiques. Il lacère les manteaux en fourrure des défilés de mode. Il fait un autodafé de ses bottes en cuir, vestes en laine, foulards en soie et autres produits ayant nécessité l'exploitation d'un animal.

 

À l'heure de la mondialisation, le vegéta/lien/rien a d'autres soucis que de soutenir la France, son agriculture délétère et ses plats carni-nationaux. Il est le promoteur le plus spectaculaire d'un « mieux-manger » qui découle tout à la fois de la qualité des aliments et de la bonne conscience avec laquelle ils sont ingérés. Il a dans son camp des grands chefs cuisiniers qui picorent dans les cultures du monde les aliments aptes à réconcilier épicuriens (mais Épicure était végétarien, dit-on...) et végétariens : chia, tempeh, quinoa, seitan...

 

Parfois, en cachette de ses amis militants, il se coupe une tranche de saucisson ou il déguste un des trois cent soixante fromages que compte la France. Mais entre transgressions de la doxa et manifestations ou sit-in, le végéta/lien/rien est essentiellement occupé à animer un blog. Il s'y adonne au prosélytisme à coup de recettes alléchantes de rouleaux de printemps au tofu, de mayonnaise au lait de soja, et de végé-merguez. Il n'hésite plus à publier sa photo, avec une étiquette indiquant que sa veste est en faux cuir et sa crème de jour dénuée de tout produit animal. Dans son éditorial, il démonte les imageries d'Épinal : derrière la fermière en fichu versant dans le bec de son canard favori une ration supplémentaire de grains tout en lui flattant le cou, se dissimulent les plus sombres turpitudes de l'industrie agro-alimentaire, qui veut nous faire prendre les foies gras pour des lanternes illuminant nos repas.

 

Cette maîtrise des outils technologiques et de leurs possibilités virales est en total accord avec ce qu'est devenu le végétarien et ses déclinaisons de gamme (ovo-lacto-végétarien, lacto-végétarien, végétalien, vegan) : un parangon de l'avant-gardisme.

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